Le 30 septembre 1860, un train de voyageurs entrait officiellement, pour la première fois, en gare de Brive. Il arrivait de Périgueux. Quelques locomotives tractant des wagons étaient toutefois arrivées à proximité au cours des semaines précédentes, pour faire des tests, pour livrer du matériel, ou lors de la réception des travaux, ou encore le matin même de la manifestation pour amener des spectateurs de Périgueux ou des communes de la ligne.
C'est ce jour là qu'a eu lieu l'inauguration du Chemin de fer à Brive, et l'inauguration de la gare que nous connaissons toujours aujourd'hui.
Ce fut le début d'un formidable développement de la ville.
Nous avions ce jour là un envoyé spécial sur place, Eugène Massoubre, journaliste, rédacteur en chef du journal de Dordogne "L’Écho de Vésone" dans lequel il a publié son compte-rendu. Un tiré-à-part complété, intitulé "Excursion à Brive", en a été édité. C'est ce texte qui nous fait aujourd'hui revivre ce que fut cette inauguration. Le voici.
La première page du tiré à part d'Eugène Massoubre
(Doc. gallica.bnf.fr) ===>
"La ville de Brive a voulu célébrer, par une fête publique, l'inauguration du chemin de fer qui la met en communication avec le grand réseau français. Cette fête a eu lieu le dimanche 30 septembre 1860. Elle a été, disons-le tout d'abord, digne du grand événement qu'elle consacrait, digne aussi de l'immense multitude d'étrangers accourus de toutes les localités environnantes pour s'associer aux joies si légitimes de la population briviste.
La Compagnie d'Orléans avait cru devoir se faire représenter à cette solennité, et elle avait délégué à cet effet M. le baron de Richemont, sénateur, et M. Bousquet, membres du conseil d'administration; ce dernier a été retenu chez lui par l'indisposition d'un des membres de sa famille.
Dès huit heures du matin, un train spécial partait de Périgueux et conduisait à Brive M. le baron de Richemond, délégué de la compagnie; M. Quévillon, inspecteur principal de l'exploitation; M. Gallard, médecin en chef de la compagnie, [...]. Ces messieurs avaient pris place dans un wagon-salon expédié tout exprès de Paris. Ce wagon dont chacun se plaisait à admirer l'élégance et la richesse, est celui qui était affecté aux premières excursions du Prince Impérial, de Paris à Biarritz; on y remarque, sur le parquet, l'empreinte du pied de son berceau, et le plafond retient encore les anneaux d'or auxquels étaient suspendus les rideaux de la royale couchette.
Bien que ce jour là, le nombre des trains en circulation de Périgueux à Brive eût été augmenté, ils n'ont pas pu suffire à transporter la masse des voyageurs qui s'étaient précipités comme une avalanche sur les stations intermédiaires. A chaque arrivée de train, les places étaient littéralement prises d'assaut, et rien ne saurait dépeindre le désappointement de ceux qui, après avoir vainement disputé un modeste coin dans cette longue file de voitures impatiemment attendues, étaient obligés de reporter leurs espérances sur un autre convoi. Et cependant tout le matériel roulant stationné sur la ligne avait été mis à réquisition, fourgons de bagages, bagnoles de bestiaux, etc. Malgré ce renfort, bien des espérances ont été déçues. A Mansac, le dernier train a laissé plus de cinq cents personne; à Larche, un nombre égal de voyageurs ont dû regagner leur demeure et renoncer forcément aux plaisirs qu'ils s'étaient promis.
(Doc. delcampe.net)
Jamais une pareille affluence ne s'était rencontrée dans la petite ville de Brive, toute surprise et toute rayonnante aussi. De dix lieux à la ronde, les populations rurales de la Corrèze avait déserté leurs champs pour venir voir "des diligences marchant toutes seules"; et ces populations, augmentées de celles que les trains de Périgueux amenaient d'heure en heure, étaient comme deux immenses courants qui, en se rapprochant et se heurtant sur un même point de rendez-vous, Brive, offraient l'aspect d'une mer agitée.
En attendant le début de la manifestation, Eugène Massoubre entraîne ses lecteurs dans une longue visite du centre-ville de Brive. Il en rappelle l'histoire et présente un certain nombre de personnalités anciennes qui en sont originaires, en s'attardant longuement sur Brune, Majour et le cardinal Dubois. Retrouvons son récit, après ces digressions.
Le canon se fait entendre ! C'est le signal de la cérémonie religieuse. Tout le mouvement va se concentrer sur la gare, dont les abords sont depuis longtemps assiégés par une foule toujours grossissante.
L'intérieur de la gare est décoré avec goût et approprié pour la circonstance. Une estrade s'élève à coté de la voie, faisant face à la ville. C'est du haut de cette estrade que Mgr Berteaud, évêque de Tulle, doit appeler les bénédictions du ciel sur les locomotives. Des places sont disposées à droite et à gauche du prélat pour le clergé, pour les autorités et pour les personnages officiels. En face de l'estrade, séparés d'elle par la voie, sont les sièges destinés aux personnes munies de billets.
Vue d'ensemble de la gare de Brive toute neuve, du coté des voies,
avant même l'installation de la première marquise.
(Doc. delcampe.net)
La société de Brive est représentée là par une multiple galerie de dames élégantes, aux toilettes éblouissantes de richesse et de distinction. Elles attendent avec impatience le commencement de la cérémonie. Par l'animation discrète et retenue qui règne dans cette charmante réunion, par les conversations mystérieuses qui s'y engagent, par les chuchotements qui se font entendre derrière l'éventail, il est facile de comprendre qu'une préoccupation secrète agite ces têtes féminines. Cette préoccupation, la voici : on dit tout bas que Mgr Berteaud, évêque de Tulle, prélat aussi distingué par le mérite que par le savoir, est néanmoins l'adversaire déclaré des chemins de fer, et qu'il les considère plutôt comme une création diabolique que comme une inspiration de la pensée divine; on ajoute que, sollicité de venir bénir les locomotives, il aurait répondu avec sa franchise ordinaire : "J'irai, messieurs, puisque le devoir m'y appelle; mais je bénirai de la main, non du cœur"; on dit enfin (que ne dit-on pas dans un cercle féminin lorsqu'on y parcourt le domaine de l'imagination !) on dit que le prélat aurait manifesté l'intention d'exprimer nettement et publiquement, en cette circonstance, sa pensée toute entière sur l'invention de la civilisation moderne. En fallait-il davantage pour que l'arrivée de Mgr Berteaud fût attendue avec anxiété dans cette partie du public.
Voici le cortège ! Le clergé de Brive et celui de Tulle, en habit de chœur, précédent le prélat, qui est reçu au pied de l'estrade par MM. les commissaires de la fête, parmi lesquels nous remarquons M. Eugène Le Clere, président, et M. Paul Massénat, secrétaire. [...].
Le bruit des tambours et les accents d'une musique militaire nous annoncent l'arrivée des autorités civiles, M. Baragnon, préfet de la Corrèze, est en tête. Il est reçu à son tour par MM. les commissaires de la fête. Le cortège prend place sur l'estrade. Nous remarquons M. Eyrolles, maire de Brive, MM. le baron de Jouvenel et Lafond, députés, M. Pisani, sous-préfet de Brive, [...].
<=== Mgr Berteaud dans le journal
Veillées chrétiennes
n° 72 du 10-11-1864
(Doc. gallica.bnf.fr).
Barthélémy Eyrolles,
Maire de Brive ===>
© Collection Ville de Brive/Musée Labenche ; cliché Ville de Brive/
S. Marchou
(autorisation
de reproduction
du 29-4-2021).
A un signal donné, deux locomotives s'avancent majestueusement et viennent s'arrêter en face du trône de Mgr Berteaud. En même temps que les locomotives, se présente M. le sénateur baron de Richemond, qui vient avec tout le personnel de la compagnie saluer le représentant de l'église, et mettre sous la protection de la religion les
puissantes machines. [...] Le moment est solennel. Après le Laudate chanté avec beaucoup d'ensemble par la société chorale de Brive, et un morceau d'harmonie exécuté par l'excellente musique du 48° de ligne, sous la direction de M. Henricer, Mgr l'évêque se lève et, revêtu de ses habits pontificaux, prononce d'une voix émue les prières qui invoquent la bénédiction de Dieu sur l’œuvre magistrale dont l'achèvement a comblé de joie toutes les contrées de la Corrèze [NDLR : il bénira également la gare nouvelle]. Les prières terminées, le prélat dépose ses ornements pontificaux, et fait signe à l'assistance qu'il va prendre la parle.
Chacun s'assied. Nous éprouvons le regret de n'avoir pas sténographié l'allocution de Mgr Berteaud. Qu'il nous suffise de dire que les informations des dames de Brive n'étaient pas en défaut. Pendant une demi-heure l'éloquent orateur a soutenu, avec l'esprit et la richesse d'imagination qu'on lui connait, le paradoxe annoncé d'avance. Jamais l'invention moderne des chemins de fer n'a été plus maltraitée, ne l'a été en termes plus ardents. Si les locomotives avaient eu la parole, elles auraient protesté.[...]
Une nouvelle salve d'artillerie annonce l'issue de la fête religieuse. Mgr Berteaud est reconduit processionnellement à l'église, et M. le préfet de la Corrèze, escorté par un détachement du 1° de ligne, fourni par la garnison de Tulle, se rend sur la place de la Guierle pour présider à la distribution des primes du comice agricole. Le compte-rendu de cette partie du programme n'entre pas dans notre cadre.
A six heures du soir, un banquet de soixante couverts réuni à l'Hôtel-de-Ville les invités de la municipalité. Ce banquet est présidé par M. Eyrolles, maire de Brive, ayant à sa droite M. Baragnon, préfet de la Corrèze. [...] Suivent l'énumération et les qualités d'une bonne trentaine de participants à ces agapes, ou d'absents-excusés.
Le dîner est servi dans la salle des fêtes de l'hôtel de ville. En voici le menu, établi par M. Cotton, restaurateur [NDLR : il était installé à l'emplacement qui sera plus tard occupé par La Truffe Noire] :
De quoi fêter dignement l'arrivée du chemin de fer à Brive !
Pendant le banquet, la musique du 48° de ligne installée dans la salle voisine, fait entendre ses meilleures symphonies. Au dessert M. Eyrolles, maire de Brive, président du banquet, porte en ces termes un toast à l'Empereur : [...]. Comme nous en avons pris l'habitude, nous nous épargnerons le récit de ce discours ainsi que ceux qui ont suivi, souvent très longs, comme celui du baron de Jouvenel.
Avant de se séparer, Mr Feri-Pisani, sous-préfet de Brive, se lève et dit : "Messieurs, je n'ai point de toast à développer; je n'ai qu'à exprimer un désir : c'est qu'une soirée si bien commencée se termine à la sous-préfecture." Chacun accepte avec reconnaissance l'invitation de M. le sous-préfet et se donne rendez-vous à son hôtel après le feu d'artifice.
Une légère pluie, survenue à huit heures et demie a contrarié les illuminations. Néanmoins la place de la Guierle, avec ses guirlandes de lanternes vénitiennes et des verres de couleur, offrait un aspect féerique. Le feu d'artifice a parfaitement réussi; la pièce principale représentait une locomotive. La foule a battu des mains à cette apparition symbolique.
(Doc. delcampe.net)
La fête est terminée. Disons-le à la louange de l'administration municipale de Brive, tout s'est accompli dans le plus grand ordre et sans le moindre accident. Des mesures avaient été prises pour que les approvisionnements de la ville puissent suffire à l'alimentation de cette multitude de visiteurs qu'on pourrait sans exagération évaluer à plus de 15 000. Il est une autre observation que chacun se plaisait à faire et que nous devons consigner avant de terminer cette relation déjà longue. Les étrangers n'ont eu qu'à se louer des habitants de Brive; ils ont trouvé partout une hospitalité affable, bienveillante. Telle est l'impression que nous rapportons nous-mêmes de notre courte excursion. Aussi, en désirant que le chemin de fer de Périgueux à Brive développe les relations d'affaires de ces deux villes, nous avons l'espoir qu'il établira entre leurs habitants des rapports de bon voisinage et d'affection."
Eugène Massoubre
(15 juillet 2021)