(Cliché "Le Journal" n° 5151, du 7 novembre 1906 - Doc. Gallica)
Dans son intervention, Monsieur Matter évoque en préambule Auguste Lecherbonnier, le père de Georges, lui aussi bien connu à Brive en son temps, et, plus loin, brièvement, Pierre Lecherbonnier, fils de Georges, tragiquement décédé à la guerre.
AUGUSTE LECHERBONNIER
Discours de Monsieur Paul Matter,
procureur général près la Cour de cassation
Monsieur le procureur général Lecherbonnier avait puisé dans sa
famille les plus nobles traditions d’honneur et le culte de la liberté.
Son père, Auguste Lecherbonnier, était né en 1822 [le 9 septembre] à Issoudun dans une
vieille famille du Berry. On peut remarquer qu'il est prénommé Augustin sur son acte de naissance, et Arthur -sans doute une grossière erreur de saisie- sur les pages Internet des archives de l'Assemblée Nationale.
(Doc. archives départementales de l'Indre)
Venu à Paris pour y faire son droit, il s’était lié avec les principaux représentants de la jeunesse républicaine et avait fondé, avec eux une feuille démocratique mais éphémère, le Journal des Ecoles. Puis, ses examens de licence passés, abandonnant la vie intense du quartier latin, il s’était fait inscrire au barreau de sa paisible ville natale, mais avait participé activement aux luttes politiques qui signalèrent, dans le département du Cher, les dernières années de la monarchie de Juillet. Les journées de Février amenèrent au pouvoir ses idées et ses amis : il se lança résolument dans la lutte pour une République solidement organisée et devint le secrétaire du commissaire du Gouvernement, Marc Dufraisse. Il combattit vivement la candidature du prince Louis-Napoléon, et, après le vote du 10 décembre 1848, fut immédiatement révoqué. Il ne cessa de batailler avec courage contre un régime qui allait vers la dictature ; il croyait non aux « sentinelles invisibles » du bon Michel de Bourges, mais à l’action du peuple combattant pour sa liberté, et il mit dans cette lutte tant d’ardente conviction qu’en 1850, il fut condamné à huit mois d’emprisonnement pour délit d’opinion. Il était désigné pour la persécution du 2 décembre : arrêté, emprisonné, il se vit notifier l’interdiction de séjourner dans le Cher et les départements voisins.
Auguste Lecherbonnier.© Collection Ville de Brive-Musée Labenche - Cliché Ville de Brive - Brivemag/S.Marchou.
Il se retira à Brive et, difficilement, parvint à entrer dans l’ordre des avocats : en temps de dictature le barreau est le refuge de l’indépendance. La franchise de son caractère, sa valeur personnelle lui avaient assuré une forte situation dans la Corrèze ; il n’avait rien abandonné de ses convictions, et c’est comme candidat d’opposition qu’il fut élu, en 1865, conseiller municipal de Brive et se présenta en 1869 au suffrage universel : il ne tint point contre la pression administrative et les affiches blanches, éléments essentiels de la candidature officielle.
Le Quatre Septembre apporta de nouveaux devoirs à Auguste Lecherbonnier, et redoubla son activité. Il fonda, dans un double dessein de propagande patriotique et politique, le journal la République, dont il conserva la direction jusqu’à ses dernières années ; il multiplia congrès, conférences et réunions publiques ; tant et si bien qu’aux élections générales de 1876 la liste républicaine, dont il faisait partie, culbuta la liste des députés sortants, tous réactionnaires. A Versailles, il prit place à gauche, fut naturellement des 363 et malgré les efforts du préfet de l’Ordre moral fut réélu aux élections d’octobre 1877. Il ne cessa, jusqu’à sa mort, d’appartenir au Parlement, à la Chambre d’abord, au Sénat à partir de 1885, préoccupé moins de questions politiques, déclarait-il lui-même, que « de ces problèmes économiques dont les solutions pourraient, dans une certaine mesure, atténuer dans le présent et prévenir ultérieurement des crises comme celles qui pèsent lourdement, à l’heure actuelle, sur l’Europe entière ». C’était un sage, et qui prévoyait de loin. C’était un caractère droit et loyal, et dont tous, même ses adversaires, déplorèrent la perte.
Auguste Lecherbonnier est décédé à Brive le 19 octobre 1896, à l'âge de 74 ans. Après des obsèques malgré tout célébrées à l'église Saint-Martin (après hésitations de ses proches), il sera inhumé le 21 au cimetière Thiers. Conseiller municipal de Brive dès 1865, député de la Corrèze de 1876 à 1885, et sénateur du département élu de 1885 à 1894, il avait aussi été membre-fondateur de la Société scientifique, historique et archéologique de la Corrèze, créateur à Brive de la loge maçonnique La Fraternité relevant de l'obédience du Grand Orient de France, fondateur en 1870 du journal "La République de Brives" (qui prendra plus tard le nom de "La République", tout simplement), mais encore de la boulangerie coopérative et de la bibliothèque populaire. Dès 1877, il avait en outre représenté le canton de Larche au Conseil général (D'après le journal La République n° 3164 et 3165 d'octobre 1896).
Vers 1900, l'ancienne maison Lecherbonnier est à gauche,
en haut de la rue Gambetta et en bordure du boulevard de Puyblanc.
(Col. Maryse Chabanier à gauche - Doc. delcampe.net à droite)
Par délibération du Conseil municipal du 26 août 1901 (et non du 16 février 1901comme mentionné par erreur dans l'ouvrage dont nous reparlerons plus loin "Brive-la-Gaillarde - Histoire et Dictionnaire des noms de rues"), son nom a été donné, sur proposition du conseiller Marcel Roche, à la rue qui passe derrière son ancienne maison briviste (ainsi que, plus tard, à un petit "passage" qui lui est perpendiculaire). Louis de Nussac, fin connaisseur de la ville de Brive à cette époque, raconte un brin d'histoire de cette rue, dans son ouvrage publié en 1930, "Notre Bonne Cité Gaillarde" (page 18). Voici un très court extrait de sa publication :
Extrait de "Notre Bonne Cité Gaillarde" (Doc. JPC)De son coté, Max Boissière, l'auteur du livre "Ces brivistes du coin de la rue", publié en 2004, n'avait sans doute jamais entendu parler d'Auguste. Il a, visiblement sans véritable recherche, rattaché, là aussi par erreur, la rue Lecherbonnier à son fils Georges.
GEORGES LECHERBONNIER
Tel père, tel fils.
Georges Lecherbonnier était né à Brive le 23 avril 1862 et, à peine
élève du collège, il suivait déjà avec une ardeur passionnée les luttes
dans lesquelles étaient engagés son père, et tous leurs amis de la Corrèze.
(Col. JPC)
Lorsque son élection obligea monsieur Auguste Lecherbonnier à s’installer à Paris pour fréquenter Versailles, le jeune garçon vint terminer ses études secondaires dans un lycée parisien ; belle époque pour un esprit ouvert, curieux de la vie, tout imprégné des idées philosophiques et démocratiques qu’il tenait de son père et auxquelles il demeura fidèle jusqu’à son dernier souffle. Etudiant à la faculté de Droit de Paris, il conquérait brillamment sa licence et immédiatement s’inscrivait au barreau.
Dans cette vivante république qu’est notre Palais de Justice, il était dans son élément et il avait tout pour y réussir : séduction personnelle, caractère ouvert et loyal, bel organe au service d’une forte pensée ; il ne tarda point à s’imposer dans le flot des nouveaux arrivés, si bien que les causes vinrent à lui, surtout aux assises. Un curieux rapport du bâtonnier Martini, ce grand orateur et ce grand cœur, dépeint le jeune avocat peu de temps après son inscription et souligne « son succès, toutes les fois qu’il a plaidé aux assises ». Et l’illustre bâtonnier, penché avec une touchante attention sur les débuts du modeste stagiaire, ajoute : « Il s’y est présenté dans douze ou quinze affaires, les magistrats du Parquet ont tous été frappés de ses dispositions oratoires et se sont fait un plaisir de le féliciter. Ils nous ont, à diverses reprises, fait part de leurs appréciations favorables sur son compte..., aucun stagiaire, je crois, n’a mieux réussi que lui aux assises dans ces deux dernières années ».
Georges Lecherbonnier, jeune.
© Collection Ville de Brive-Musée Labenche - Cliché Ville de
Brive - Brivemag/S.Marchou.
Avec un tel talent, il s’imposait à la Conférence des avocats, et, dès la fin de l’année judiciaire 1885, en était nommé secrétaire, un des plus jeunes, le troisième sur la liste, et même le bon bâtonnier Martini confessait, peut-être avec une pointe de remords, que « ce n’était pas sans avoir longuement hésité que le Conseil de l’Ordre ne lui avait pas assigné un rang plus élevé encore ». L’avenir, qui met chacun à sa place, a ratifié ce regret : il est vrai qu’un des plus brillants de tous était plus loin encore sur la liste des secrétaires de 1885.
La carrière de Georges Lecherbonnier semblait assurée au barreau de Paris où il était certain de se tailler large place. Il avait été plaider quelques affaires dans la Corrèze et on y avait fait fête au précoce orateur, enfant du pays ; là encore, il pouvait, dans le sillage de son père, acquérir une brillante situation politique. Volontairement il renonça à ces grandes mais lointaines espérances, pour la plus belle, la plus douce réalité. Il avait vingt-trois ans, il était fiancé depuis deux années et voulait obtenir immédiatement une position qui lui permit de fonder un foyer. Avant même de s’être assis sur les chaises glorieuses des secrétaires, dans la salle des criées où siégeait alors la Conférence, il sollicitait - à l’indignation de ses camarades - un poste de substitut dans le ressort de Paris ou dans un des ressorts voisins.« Les conditions dans lesquelles plusieurs secrétaires de la Conférence sont entrés dans la magistrature, écrivait-il dans sa demande, me permettent d’espérer que vous me jugerez peut-être digne d’un poste d’assises ». Et, en effet, ses prédécesseurs avaient été nommés à Auxerre, Melun, Chartres, mieux encore. Le 21 décembre 1885, monsieur Lecherbonnier était envoyé comme substitut à Condom : il n’y avait poste ni plus petit, ni plus loin de Paris, ni plus dénué d’assises.
Mais, dans l’atmosphère limpide et le climat fortifiant de la Gascogne, une petite ville, presque une bourgade pittoresque au bord d’une claire rivière, une population aimable et gaie, des collègues de relations agréables, que fallait-il de mieux à de jeunes mariés ? Ils avaient vingt ans et commençaient une vie d’intimité que la mort seule put briser. Doit-on s’étonner qu’arrivé au faite des honneurs votre procureur général se plût à remonter dans des souvenirs vieux de quarante années, tout imprégnés d’un charme de jeune bonheur.
Extrait de l'acte de mariage à Condom de Georges Lecherbonnier et Marie Louise Gabrielle Harth. (Doc. archives départementales du Gers)
Le Parquet de Condom était chargé juste assez pour qu’un débutant y apprît l’art de procéder à un interrogatoire de flagrant délit ou de rédiger un réquisitoire de petite étendue : la population est douce dans l’arrondissement, les délits y sont rares et les crimes inconnus. Et monsieur le substitut trouvait bonne l’existence de cette petite ville.
La Chancellerie veillait, elle ne laissa le jeune magistrat s’endormir que peu de mois dans les délices de Capoue : le 6 août 1886, il était nommé substitut à Périgueux, réalisant ainsi son désir d’être affecté à un poste d’assises, et un beau poste, avec des sessions chargées, de bons avocats locaux et à proximité du barreau de Bordeaux, un des meilleurs de France. A sa première session d’assises, il eut un succès étourdissant : jamais n’avait-on entendu un débutant de vingt-quatre ans s’imposer avec une telle autorité et le président des assises en faisait un rapport enthousiaste : « Les honneurs de la session reviennent, sans contredit, à monsieur Lecherbonnier…Il est très heureusement doué sous tous les rapports : il est très sympathique de sa personne et il a à l’audience, une tenue excellente ; sa parole est sobre, nette, correcte et d’une élégante simplicité. Dans une réplique, ses qualités oratoires se sont manifestées dans toute leur puissance et tout leur éclat... Cette improvisation d’une belle venue a fait la plus vive impression sur l’esprit de tous ceux qui l’ont entendue et elle autorise, à mon avis, les plus grandes espérances pour l’avenir de ce sympathique magistrat ». On peut affirmer que ce président voyait juste. A chaque session, d’ailleurs, ce fut un même cri d’admiration.
Le bruit de ces succès parvint à la Chancellerie par écho hiérarchique et la Direction du personnel estima que cette jeune et forte éloquence serait singulièrement utile, parce que plus rare, dans le ressort de Paris ; on demanda par télégramme au substitut de Périgueux s’il accepterait le poste de Troyes : monsieur Lecherbonnier accepta, sans enthousiasme, car passer du ciel brillant du Périgord au climat de la Champagne pouilleuse manquait de charme ; mais les treize mois qu’il passa au tribunal de Troyes, de juin 1887 à juillet 1888, lui furent profitables, car il y vit d’autres gens, d’autres mœurs que ceux de la Gascogne et du Périgord, compléta son éducation professionnelle et se fit aussi belle réputation dans le Nord que dans le Midi : « Il est rare de trouver chez un magistrat aussi jeune toutes les qualités professionnelles réunies à un égal degré - écrivait un président d’assises, - connaissance parfaite des affaires qu’il est appelé à traiter, exposition claire et méthodique, élocution brillante, chaleureuse, pleine d’assurance ». Depuis André Boulloche, on n’avait point eu pareil débatteur aux assises du ressort. Aussi Lecherbonnier ne s’attarda-t-il pas à Troyes : le 8 juillet 1888 il passa à Reims, le 21 décembre 1889 à Versailles où il demeura quatre années et affirma définitivement ses hautes qualités.
Le Parquet de Versailles est lourdement chargé d’affaires diverses, multiples et difficiles ; si la ville même est plus calme qu’au temps du grand roi, les environs, vraie banlieue parisienne, sont plutôt agités et le ministère public y trouve à s’occuper : excellent poste pour apprendre la grande administration judiciaire. Monsieur Lecherbonnier n’y manqua point, gérant les divers services du Parquet « avec un sens très droit, constate un de ses chefs, donnant à l’audience civile des conclusions excellentes à tous les points de vue », et continuant à épuiser le vocabulaire d’éloges de tous les présidents d’assises. Et comme le Parquet de Versailles est le vestibule de la Seine, monsieur Lecherbonnier franchit le seuil et fut nommé substitut à Paris le 13 octobre 1893.
Une photographie de Georges Lecherbonnier publiée par le généalogiste Eric Polti,dans la base de généalogie Roglo ( roglo.eu/roglo ).
Il y arrivait avec une réputation d’homme d’audience, on le mit immédiatement à l’épreuve, en police correctionnelle : il s’y imposa avec une incroyable autorité. Dans ces temps lointains, il y avait toujours un substitut d’élite et de combat à la neuvième chambre où venaient les grandes affaires correctionnelles ; y réussissait-il ? La grande carrière lui était assurée : ainsi y vit-on successivement messieurs Falcimaigne, Bulot, André Boulloche, Justin Seligman ; Georges Lecherbonnier fut à leur hauteur, un modèle du genre ; les attachés au Parquet et même les jeunes substituts de province venaient l’entendre pour le prendre en exemple, car il avait toutes les qualités de l’emploi : l’ordre dans l’exposé, la clarté dans le langage, la force du raisonnement ; la presse judiciaire l’avait surnommé « Le grand substitut de la police correctionnelle ».
En général un magistrat de cette valeur passait de la 9ème à la 1ère chambre : un incident du Parquet vint modifier cet ordre pour Lecherbonnier. Il y avait alors, comme substitut d’une section administrative, un excellent homme, consciencieux, scrupuleux, bon juriste, mais un peu lent, très lent ; et un jour le chef du Parquet s’aperçut que ce service était parfaitement encombré, on dirait aujourd’hui embouteillé. Il fallait pour le sortir de cette fâcheuse situation un administrateur rompu aux affaires, laborieux, énergique ; à l’étonnement général, le procureur fit appel au grand substitut de la correctionnelle..., et trois mois après, la section était au net. Ce petit exploit avait mis en relief les qualités d’organisateur de Lecherbonnier : or, dans l’été de 1900, un grand mouvement judiciaire amena, par la nomination à Versailles de mon noble ami Henri Laurence, mort si prématurément, le départ du substitut du service central, qui est une façon de vice-procureur de la République. Le nouveau chef du Parquet, qui se connaissait en hommes, il l’a souvent prouvé, n’hésita point : il prit Lecherbonnier comme premier lieutenant, lequel ne le demeura que quelques mois : le 5 février 1901, il était nommé substitut à la Cour, et pour peu de temps encore, car le 31 juillet 1901 il prenait la direction du personnel au ministère de la Justice.
Difficile situation que celle de monsieur le directeur, car il lui est beaucoup demandé et il ne peut que petitement donner : recevoir avec bonne grâce, calmer les impatiences exagérées, rechercher et encourager les jeunes talents, consoler les malchanceux que leur faiblesse tourne à l’aigreur, pousser les forts caractères et les hautes valeurs, bref, associer fermeté et bienveillance, telle doit être sa conduite : je puis personnellement affirmer que nul ne la tint mieux que monsieur Lecherbonnier.
Un portrait de Georges Lecherbonnier mis en vente sur Internet (Doc. eBay)Mais le Parquet général de la Cour le réclamait, en ayant grand besoin pour les assises ; le 25 juillet 1902 il était nommé avocat général : dans ces hautes fonctions il donna toute sa mesure, car, à quelque chambre il se montrât, il s’imposait comme un grand magistrat ; à la Cour d’assises il excellait, car son talent s’était muri, acquis la force de l’expérience et son éloquence naturelle était maintenant pleine de savoir et de réflexion : lorsqu’à la barre du ministère public il se dresse dans sa robuste taille, que sa voix s’élève, grave, mâle, puissante, que ses phrases s’enchaînent, simples dans leur style mais riches dans leur développement, que son raisonnement se poursuit, impartial, d’une loyauté à toute épreuve, mais d’une force incomparable, on a le sentiment que c’est la Justice même qui passe. Il ne cherchait point un succès personnel, mais le seul triomphe de la Vérité, et là était le secret de son autorité, car les jurés voyaient en lui, non un accusateur, mais un homme, au sens le plus noble du mot. Ainsi fut-il pendant près de cinq ans, lorsque les destins de la carrière l’amenèrent une fois encore à changer de fonctions.
Le 19 janvier 1907, il était nommé directeur des Affaires civiles au ministère de la Justice; ce criminaliste se révéla un civiliste de premier ordre ; préparer des projets de loi, les suivre au Parlement, dans les commissions et jusqu’à la tribune en qualité de commissaire du Gouvernement ; présenter au Conseil d’Etat les décrets qui en prennent les mesures d’exécution ; rédiger les circulaires qui en facilitent l’application immédiate ; surveiller les jugements et arrêts concernant toutes les lois de l’ordre civil ; entretenir avec les procureurs généraux une correspondance volumineuse : tache immense que le directeur remplit avec cette gravité, ce zèle incessant, cette hauteur de vues qui procèdent d’une puissante intelligence et d’une conscience scrupuleuse.
Enfin le 24 mai 1910, il entrait dans votre Compagnie. Il avait désiré son affectation à la chambre criminelle pour ainsi fixer les solutions définitives d’un droit qu’il avait si longtemps pratiqué directement. Dès qu’après quelques mois, il eut pris l’air de notre maison, il s’affirma comme un maître, dont rapports et arrêts étaient donnés comme des modèles aux nouveaux arrivés. Ses rapports étaient brefs, parce qu’il ne « délayait » pas, et traitait uniquement la question soumise à vos délibérations, mais celle-là il la vidait entièrement, épuisait la jurisprudence et la doctrine en la matière, ne laissant rien dans l’ombre, mettant le pour et le contre en pleine lumière, puis concluant avec une radieuse clarté. Ses projets d’arrêts étaient condensés, parce qu’il ne les lançait pas d’un jet sur le papier, mais « vingt fois sur le métier remettait son ouvrage », insérant chaque idée, chaque mot à sa place, pour donner à l’ensemble l’image même de la perfection. Dans la chambre du Conseil il soutenait son projet de cette belle voix grave, avec cette force de persuasion qui frappaient en lui dès sa vingtième année ; il ne se buttait pas dans son opinion et admettait les rectifications, sauf sur les questions de principe, où il était intransigeant. Ainsi passa-t-il quinze années à ce fécond labeur, s’assimilant par de longues réflexions toutes les notions du droit pénal, grandissant sans cesse en science et en autorité. Appelé à présider la chambre criminelle à la retraite de ce très grand magistrat, monsieur le premier président Bard, il exerça ses hautes fonctions avec un tact, une dignité qui accroissaient singulièrement l’influence que son savoir exerçait sur tous ses collègues. Enfin le 4 février 1928, il devenait votre procureur général.
La dernière nomination de Georges Lecherbonnier(Journal officiel du 5 février 1928 - Doc. Gallica)
Il était alors dans toute la force de sa maturité et il semblait, pour de longues années, en pleine activité : il s’installa au Parquet, en chef, recommandant à ses avocats généraux de lui soumettre toutes les affaires d’intérêt général, prenant connaissance de tous les détails de ses services ; il donna, aux chambres réunies, le 8 juin 1928 de remarquables conclusions dans une délicate affaire de responsabilité civile du patron qui frappe son préposé.
Georges Lecherbonnier, Procureur général à la Cour de Cassation.(Extrait de l'ouvrage "Le Passé du Collège de Brive", publié en 1935 par Henri Delsol - Col. JPC)
En août, il partait pour le repos annuel, qu’il espérait tranquille. Un implacable destin attendait sa famille.
A côté de sa brillante carrière, sa vie privée s’était prolongée dans un discret, un paisible bonheur : le cercle de famille s’était agrandi, trois enfants étaient nés dont l’un, hélas, était très jeune disparu. Chaque été, toute la famille s’installait dans la maison que monsieur Lecherbonnier s’était construite au Castelet, près de Brive, sur un coteau, qui domine à leur confluent les vallées de la Corrèze et de la Vézère, déployées en éventail à son pied. A ce pays corrézien, qui, dans des jours de malheur, avait accueilli l’exilé, le fils prodiguait largement les bienfaits de sa reconnaissance : il n’était paysan de montagne ou bourgeois de Brive qui ne trouvât, au Castelet ou à Paris, un accueil généreux et des conseils bienveillants ; Georges Lecherbonnier n’avait recherché nulle récompense et nul mandat politique ; mais il présidait l’Association corrézienne de Paris... [Il avait succédé dans cette fonction au tulliste Edmond Perrier décédé en juillet 1921. Il avait été auparavant, dès l'âge de 30 ans l'un des fondateurs puis président de l’œuvre "La Ruche corrézienne de Paris" qui avait entre autres pour but "d'exalter l'âme limousine dans les lettres, les sciences et les arts, et de seconder tout le mouvement intellectuel du foyer provincial".]
Extrait de l’Écho de la Corrèze (n° 10 de février 1893), bulletin de La Ruche Corrézienne de Paris,présidée par Georges Lecherbonnier (Doc. Gallica)
... pour mieux rendre service à ses frères du pays natal, dont il avait chanté les beautés dans un discours demeuré célèbre : « Là, disait-il, nous trouvons dans ces landes pavoisées d’or par les genêts printaniers ou de pourpre violette par les bruyères d’automne, au milieu de l’exquise floraison des premiers souvenirs, une délicieuse émotion, une halte réconfortante et le plus bienfaisant des recueillements ».
La guerre survint, qui déchira cette heureuse famille. Pierre [Pierre Gabriel Georges] Lecherbonnier avait dix-huit ans, l’intelligence vive, l’âme généreuse
de son père et de son grand-père : il s’engagea, ne pouvant, disait-il, « laisser
ma force, ma jeunesse et ma liberté dans l’inaction, quand partaient
des malheureux chargés de famille, affaiblis par la lutte de la vie ou
minés par les maladies. ». Dix-huit mois, il partagea tous les
périls et toutes les gloires des combats. A la veille d’une attaque, il
écrivit à sa jeune sœur une admirable lettre, vibrante d’amour
familial, d’humaine pitié, de foi dans la mission civilisatrice de la
France. Cette noble déclaration faite, il tombait pour la
patrie.
© Collection Ville de Brive-Musée Labenche - Cliché Ville de Brive - Brivemag/S.Marchou.
Il est Mort pour la France à Reims, le 8 avril 1917, alors qu'il était Maréchal des Logis au 214° régiment d'artillerie. Bien qu'il soit né à Paris 17°, le 15 février 1896, son nom est gravé dans le marbre du Monument aux Morts de Brive, dans l'enceinte du cimetière Thiers.
Lecherbonnier Pierre : un nom gravé sur le Monument aux Morts de Brive.(Cliquez sur l'image pour la rendre lisible) (Cliché JPC - 19 avril 2018)
Douze ans après, au Castelet, le 2 septembre 1928, monsieur et madame Lecherbonnier , leur fille [Georgette Gabrielle Catherine Simone] devenue madame Jean [Jean-Abel] Lefranc, et ses enfants, attendaient le jeune chef de famille qui, secrétaire général de la Société [lire "Compagnie"] internationale de Navigation aérienne, devait accompagner de Nancy à Clermont-Ferrand un ministre [Maurice Bokanoski, en charge du Commerce et de l'Industrie], force intelligente de la République ; l’attente se prolongea dans l’angoisse et se termina dans une douleur atroce : cinq victimes de l’air gisaient à terre [tout près de Toul, les deux passagers, dont Jean-Abel, âgé de 36 ans, ainsi que les trois membres de l'équipage], et les petits du Castelet étaient orphelins.
Sous le coup, la forte stature de Lecherbonnier ploya, comme si le malheur avait posé sur ses épaules des mains trop lourdes. Il se remit au travail avec vaillance, mais son cœur était brisé, et lorsqu’il dut subir successivement deux opérations, à la seconde ce fut le cœur qui flancha. Le 29 novembre 1929, il ne se réveilla que pour un dernier soupir.
Le Petit Parisien du 30 novembre (n° 19268) annonce le décès du plus haut magistrat du Parquet français qui a eu lieu à Neuilly-sur-Seine (92), dans la clinique où il était soigné pour une crise d'urémie. Il était alors domicilié 236 boulevard Raspail à Paris 14°. Il avait 67 ans. Georges Lecherbonnier sera inhumé au cimetière parisien du Père Lachaise (voir à ce sujet notre page "Trois brivistes et deux autres "Corréziens" en terre parisienne", ici : CLICK ).
Sa volonté suprême était qu’à ses obsèques n’assistassent que ses bien-aimés : mais, de loin, nous l’entourions de notre tristesse, de notre affection, de notre admiration, - et de notre reconnaissance.
Georges Lecherbonnier était Commandeur de la Légion d'Honneur depuis janvier 1926.
Il est temps maintenant pour nous de faire un petit retour en arrière pour apporter au discours du Procureur général Matter quelques informations complémentaires à caractère plus particulièrement local.
Nous avons déjà évoqué au début de notre article la maison qu'habitait Auguste Lecherbonnier, tout en haut de l'avenue Gambetta. C'est là qu'est né son fils Georges. En voici deux photographies récentes. Quelques modifications de détail ont été apportées à l'architecture initiale du bâtiment, telle qu'on peut la voir sur les deux cartes postales du haut de la page. La maison est aujourd'hui occupée pour partie par une succursale de la Banque Tarneaud, et pour partie par un magasin de prêt à porter.
Vue de face, coté boulevard de Puyblanc, à gauche.
Vue latérale (coté rue Gambetta) et vue arrière (coté rue Lecherbonnier), à droite.
(Clichés JPC - 4 mars 2018)
*
Il a aussi été question plus haut de la vaste et agréable propriété dénommée
"Le Castelet" que la famille Lecherbonnier avait acquise en périphérie de
Brive. Georges avait fait construire là une superbe demeure, après avoir provisoirement logé sur place, dans un modeste "chalet" préexistant. C'était son havre de paix, l'endroit où il aimait régulièrement
venir avec les siens pour se ressourcer et oublier, en fin de semaine entre deux trains, et pendant ses quelques jours de
vacances, les soucis de sa charge.
Le Castelet, cotés est et nord-est, dans son écrin de verdure.
Vues du Castelet coté ouest.
Vues des bâtiments annexes en bordure de route, coté extérieur à gauche, portail ouvert, et coté intérieur à droite;
c'était autrefois le pigeonnier et la maison d'un couple de gardiens.
*
En 1931, un accord était intervenu entre le Maire de Brive et Pierre Delpy, le propriétaire de la maison natale de Georges Lecherbonnier, en vue de l'installation sur place d'un monument qui lui serait dédié, une initiative de la section parisienne des anciens élèves du collège de Brive. Cet accord avait été validé par une délibération du Conseil municipal en date du 3 juillet 1931. Le monument, tout de marbre rose, a effectivement été construit en façade, à l'angle du jardin. En voici quelques vues d'ensemble et de détails. Il est aujourd'hui bien crasseux !
(Clichés JPC - 4 mars 2018)
L'inauguration avait eu lieu le 29 août 1931, en présence de nombreuses personnalités, dont Mr Couderc, représentant le ministre de la Justice, Messieurs Henry de Jouvenel, sénateur et ancien ministre, Faure et Labrousse, sénateurs, Messieurs Queuille, de Chammard, Laumond et Jaubert, députés, Henri Chapelle, maire de Brive, ... Le monument est l’œuvre de l'architecte Richard (présent à la cérémonie), du sculpteur A-J. Jalosse et de l'entreprise Brousse.
Ce médaillon fut plus tard remplacé par une copie. Le musée Labenche en possède un autre exemplaire dans ses réserves.
© Collection Ville de Brive - Musée Labenche - Cliché Ville de Brive.
PLUS ENCORE :
¤ Peut-être aurions-nous pû évoquer aussi dans le cadre de cet article l'engagement militaire de Georges Lecherbonnier, son importante implication dans le mouvement félibrien, ou bien encore son action dans la fonction de directeur de la revue Lemouzi, lorsque l’Écho de la Corrèze et l'ancien Lemouzi fusionneront pour laisser place à une publication renouvelée qui gardera ce dernier titre.
Mais il nous a semblé que notre sujet était déjà suffisamment long et risquait de lasser nos lecteurs ! !
¤ Vers la fin du discours du Procureur général Matter, il a été question du gendre de Georges Lecherbonnier, Jean-Abel Lefranc, et de sa mort dans un accident d'avion. Il est intéressant de noter que celui-ci possède également une rue à son nom dans Brive. Elle se trouve dans le prolongement de la rue Lecherbonnier, jusqu'à la rue Blaise Raynal, chacune étant au même niveau de part et d'autre de la rue Gambetta. C'est en fait une partie de la rue Lecherbonnier qui a été débaptisée pour être attribuée à Jean-Abel (délibération du Conseil municipal du 28 août 1931 - p. 289 du registre).
(Doc. Gallica)
Il nous faut à ce sujet rapporter une autre erreur de deux de nos prédécesseurs.
En 2008, une édition "post mortem" de l'ouvrage "Brive-la-Gaillarde - Histoire et Dictionnaire des noms de rues" a été diffusée par les éditions du Ver Luisant. Elle faisait suite à une première publication -partielle- (rues de A à K) éditée en 1990 sous le même titre, aux éditions Lucien Souny. Les auteurs mentionnés, Jean-Paul Lartigue et Jean Watson (ou ceux qui ont pris leur suite pour terminer l'ouvrage, si besoin était) y ont consacré un paragraphe à la rue Jean-Abel Lefranc. Ils ont malheureusement confondu le père et le fils. Ils publient en effet la biographie de Abel Jules Maurice Lefranc, le père, au lieu de celle du fils Jean-Abel, décédé en 1928, 24 ans avant le premier. Ils ne s'étonnent pas que cette dénomination de rue ait été décidée au cours du conseil municipal du 28 août 1931, alors que le père ne décèdera qu'en 1952. Ils concluent cependant leur paragraphe en écrivant "Nous ne savons pas pourquoi sa plaque [celle de la rue] porte Rue Jean Abel Lefranc" ! !
Par ailleurs, la rue Jean-Abel Lefranc a complètement été "oubliée" dans l'ouvrage de Max Boissière "Ces brivistes du coin de la rue".
¤ Ajoutons pour terminer que Jean-Abel Lefranc est le père de Pierre Lefranc, ancien résistant et très proche collaborateur du Général de Gaulle; il fut un des "barons du gaullisme". Ainsi Pierre Lefranc était-il un petit-fils de Georges Lecherbonnier. Il a été, brièvement, conseiller municipal de Brive de 1947 à 1951.
Une erreur décelée à temps en définitive. Comme nous l'avons vu, la construction a eu lieu à l'angle de la rue Gambetta et du boulevard de Puyblanc.